« Le chemin des choses proches a de tout temps été pour l’homme le chemin le plus long et le plus difficile » Martin Heidegger

 

 

Chaque semaine, je prends mon pâté chaud à la pâtisserie Nelson. C’est une de leurs spécialités. Je demande  quatre quenelles, mais de la sauce pour deux seulement, car, de la sauce, ils en mettent toujours trop.  Sinon, une fois mes quenelles mangées - je n’en mange que deux et place les autres  au congélateur- afin de ne pas gaspiller, et je n'aime pas gaspiller, il me faudrait saucer interminablement des petits morceaux de pain pour éponger l'assiette.

 

La serveuse a mis les  quenelles et la sauce  dans des boites  séparées, entourant celle qui contient la sauce d’un film plastique supplémentaire, pour éviter tout accident précise-t-elle en souriant. Elle glisse le tout dans le petit sac de provision vert pomme offert par  l’épicerie « je mange bio » du centre-ville au moment des fêtes de fin d’année en récompense de ma fidélité.  Il y a écrit dessus en gros caractères  « Un seul sac pour sauver la planète! »

 

Ensuite, je passe par la librairie de Paris pour acheter le bouquin de Pessoa dans sa nouvelle traduction. Ils ont changé le titre: le «livre de l’intranquillité» est devenu «livre(s) de l’inquiétude».

Je regrette. L’intranquillité, plus discrète, inconnue de mon correcteur orthographique m’allait bien. Mais je n’irai pas jusqu’à dire que cette inquiétude me dérange et m’empêchera de dormir. Pour un livre de chevet, ce serait un comble… Je plaisante, je plaisante… On verra bien.

 

Tout à ces pensées,  sans  réfléchir, j’ai mis le livre à couverture orange  dans le  sac vert. Et, c’est seulement sorti dans la rue que je me pose la question: malgré la double protection, la sauce des  quenelles ne va-t-elle pas se répandre sur les précieux écrits?

 

Bien sûr d’une main je pourrais porter le sac à pâté chaud et de l’autre le livre mais depuis que j’ai souffert à l’épaule droite d’une capsulite rétractile et tenace,  par précaution, de ce côté, je ne porte plus rien.

Si j’y avais pensé, j’aurai pu demander aussi un second sac à la librairie, mais avec mon sac vert écolo et  son inscription dessus,  je crois que je n’aurais jamais osé.

 

 

Ce « suspense »  fait de ma  course  en ville une aventure.

 

Pour rentrer chez moi, plus question de rejoindre la place Carnot en prenant le tram. A cette heure,  je risque trop d’y être bousculé! Je marche donc rectiligne, faisant  attention à maitriser le balancement  de mon bras gauche. Il restera  droit et immobile comme  prisonnier d'un plâtre.

 

Je marche ainsi dans Saint-Etienne en automate guindé, de l’Hôtel de ville à Marengo, de Marengo à Carnot et un peu plus loin vers la Cité du Design. Mais  personne ne remarque rien, personne ne s’étonne, vous avez vu comment il marche celui-là?  Pâté chaud et Pessoa au fond du sac ou pas, intranquille ou pas, dans la Grand’Rue, au retour comme à l’aller, je suis invisible.

 

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