Télé-réalité

Publié le 20 Décembre 2010

 

 

 série noire 2

 

 

C’était après le repas du soir, un vendredi, en direct, à une heure de grande écoute, la Voix me demanda de révéler mon secret. Le groupe, tout excité, se déplaça vers le coin salon.  Je restai debout. Quand j’ai dit  que j’étais tueur à gage, ils ont éclaté de rire.   Il y a une manière de dire la vérité qui fait qu’on ne vous croit pas et c’est assez pratique, une sorte de mensonge inversé, un « vous voyez,  je vous l’avais bien dit, mais vous ne m’avez pas cru ! » qui rejette la culpabilité sur l’autre.

Jouant le jeu, ils m’ont demandé   sur qui était le contrat.  Je m’avançai  vers Kevin sagement  assis sur le pouf jaune où la Voix lui avait demandé de s’asseoir. Je me penchai  et appuyai  l’index sur sa poitrine, - Lui, bien sûr

Le  reste du groupe, soulagé, rit encore plus fort et quelqu’un dit :

-Mais qui veut sa mort ?

je me redressai

-Sa petite amie Vanessa. Depuis que j'ai couché avec elle, elle n’en veut plus… Et puis le public aussi n'en veut plus, Kevin est tellement ennuyeux !

Ils étaient tous pliés en deux cette fois, sauf Kevin qui ne savait pas trop si c’était du lard ou du cochon.

Il ne comprit jamais vraiment, je crois, car tout se passa très vite. Je me plaçai derrière lui ma main gauche fermement posée sur son épaule et  sortis le rasoir de ma poche. Je  fis briller la lame plein cadre face aux caméras comme on m’avait dit de faire et je lui tranchai  la gorge en disant,- Bye bye Kevin. cela n’avait duré que quelques secondes, mais je savais que tout serait filmé sous plusieurs angles puis passé et repassé  au ralenti, l’éclat de la lame, la giclée de sang, les yeux révulsés de Kévin, puis en simultané sur l’écran partagé le beau visage triste de Vanessa éliminée du jeu la semaine précédente et sans doute celui de la maman de Kevin. Ce serait le grand moment  de cette émission de télé-réalité qui perdait de l’audience au fil des années. Et je savais bien que les gens de la production m’avait infiltré parmi les candidats uniquement pour ça. Ne m’avaient-ils pas dit et répété, - Surtout, surtout, mon petit Brandon, il faut que tu restes toi-même!  

Ce que je ne savais pas, c’est qu’il y avait eu juste à l’instant du meurtre un incident technique :  dans le car de régie un écran de contrôle avait pris feu et fait sauter tous les circuits : les caméras ne fonctionnaient plus, aucune image n’avait été enregistrée, personne n’avait pu voir la mort de Kevin.  Je lui avais tranché la gorge pour rien. C’était une catastrophe !

L’émission fut stoppée aussitôt et on nous sortit de la villa studio où nous étions cloîtrés depuis des semaines. Moi, je fus arrêté sur le champ et interrogé.

Plus tard, j’ai appris que des milliers de téléspectateurs furieux avaient téléphoné ce soir-là. Ce fut un des plus gros ratages de l’histoire de la télé-réalité.   Les publicitaires résilièrent  leurs contrats. Les cabinets d’avocats  appelés en urgence  se préparèrent à d’interminables procès :  à tous les niveaux,  on cherchait des responsables. On pensait à cette époque que La Chaîne ne s’en remettrait  jamais.

Quant aux amis de Kevin, ils se consolèrent  comme ils purent en répétant  partout  dans les médias que le jeune homme n’avait pas souffert  et qu’heureusement, lui, ignorerait toujours qu’au moment de sa mort il n’était plus filmé.

 

Bien sûr, je n’avais signé aucun contrat précis.  Au procès, j’ai  tenu la ligne de défense qu’on avait prévue avec La Chaîne, mon avocat a plaidé un coup de folie mais il n’était pas bon et puis l’opinion publique voulait ma peau comme si j’étais responsable de l’incident technique qui les avait privés d’images. Quand j’ai vu que ça tournait mal, j’ai voulu dire que tout avait été arrangé d’avance avec la Chaîne, mais ça n’a pas pris, ce fut même pire, c’était leur parole contre la mienne: je fus condamné à perpet pour meurtre avec préméditation.  Depuis ils ont tourné un film sur cette affaire. Il a fait un tabac au box-office. C’est La Chaîne qui l'a produit. Je n’ai pas touché un centime. Je n’ai pas envie de le voir.   Vanessa n’est jamais venue au parloir. Je me pose des questions.

 


Rédigé par Emile Gillmo

Publié dans #Petites histoires

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