Tyrolienne
Publié le 2 Juin 2010
Je la rencontre lors d’une course en montagne au croisement des deux sentiers qui vont de la vallée jusqu’au sommet du Poschachkogel. Comme tous les jours,
j'ai pris la variante sportive. Il fait un temps de chien et nous sommes certainement les seuls de l’hôtel à avoir osé sortir. Elle s’appelle Natacha, ce qui n’est guère plausible, et parle avec
un accent slave, mais se débrouille bien en français. Nous décidons de poursuivre ensemble. Par temps clair, c’est une promenade facile. Aujourd’hui, il faudra quand même être
prudents.
Nous nous étonnons de ne nous être jamais rencontrés auparavant à l’hôtel. Le matin au petit-déjeuner? Ou le soir au dîner? La salle à manger est vaste et il y a beaucoup de clients en
cette saison, mais quand même, c’est étonnant! Peut-être que maintenant avec nos gros anoraks, les lunettes, la capuche et le bonnet, nous ne sommes plus très ressemblants à ce que nous
sommes à l'hôtel! Il faudrait nous déshabiller. Nous éclatons de rire comme des gamins. Et pourtant nous en avons passé l’âge! Comme elle est étrangère, je
parle lentement et j’aime bien cette manière qui donne du poids à mes paroles et de la profondeur à ma pensée. Du moins c’est l’impression que j’ai. Souvent, j’ai remarqué que mes
plaisanteries font davantage rire les étrangers qui comprennent plus ou moins bien le français que mes compatriotes.
Notre conversation, débarrassée de son gras, va donc à l’essentiel. Aussi, à mi-chemin, comme nous nous entendons bien, nous envisageons qu’il sera peut-être possible de faire l’amour, mais
une fois rentrés à l'hôtel, bien sûr, au chaud! Avant le bol de chocolat! Le Falknerhof Hotel l'offre traditionnellement, comme goûter, vers les 16 heures avec son
énorme part de gâteau aux noix. C’est compris dans le prix de la pension. Oui à l’hôtel, ce sera quand même mieux qu’ici, plus confortable ! Et nous pouvons quand même attendre, nous ne
sommes pas des gamins, pas des bêtes non plus ! Nous éclatons de rire. Une fois l’accord conclu, comme le brouillard est de plus en plus épais, nous décidons de regagner la
vallée.
C’est alors que les choses se gâtent. Voilà qu’elle me dit qu’elle souhaiterait plutôt faire l’amour après le goûter qu’avant, nous aurons tout notre temps, et nous serons
reposés, mais moi je préfère avant, parce que ça me met en appétit, et puis après avoir mangé, j’ai plus envie de dormir qu’autre chose, et puis c’est ce qu’on
avait dit, on ne peut revenir là-dessus. J'ai dit ça en élevant la voix, elle ne répond pas. Nous descendons en silence. Je ressasse mes arguments et lui en veux terriblement d’avoir
changé la donne. Mais je ne céderai jamais. Dans notre couple en devenir, sur cette question futile, je sais qu'il y a un véritable enjeu de pouvoir. Le charme est rompu. Ce n’est qu’une
sale pute venue de l’Est et sans doute même payée par l’hôtel pour appâter le client. Pour qui me prend-elle ? Ce qui est sûr, c’est que je n’ai plus rien envie de
partager, ni le chocolat, ni le gâteau aux noix, ni l'amour.
Nous nous séparons à l’endroit même où quelques heures auparavant nous nous étions rencontrés, Restons en là, Madame! Prenez le chemin que vous voulez, je prendrai l’autre.
Elle ne dit rien, ne se retourne pas, je la regarde s’éloigner. La garce m’a laissé le chemin dit "des familles" que je déteste ! Sous son déguisement de montagne,
à quoi pouvait-elle bien ressembler ? Je vais la suivre de loin sans me faire remarquer jusqu’à l’endroit où le sentier passe sur une dangereuse corniche.