Retour d'Ancy

Personne ne savait où il était passé. Certains ont même dit, il est parti en Amérique! Moi, je n’y crois pas. Et le voilà qui revient la bouche enfarinée comme si de rien n'était… Pas un mot! Il semble avoir oublié qu’il est parti! C'est agaçant. Au village, on lui fait la gueule...

Aujourd'hui, j'y tiens plus, alors je lui dis, attends tu pars sans rien dire, tu donnes pas de tes nouvelles, à personne, et tu voudrais maintenant qu’on t’accueille à bras ouverts!

Et là, surprise! Il me répond…

Je suis allé à Ancy. C'était en août. Je suis arrivé vers midi. Imagine... La rue principale est déserte. Les maisons ont portes et volets fermés. Je pense, on doit s’ennuyer ferme à Ancy ! Et sitôt après, je repense, on doit s'y ennuyer pas plus qu’ailleurs ! Et puis si on s'ennuie quelque part, c'est qu'on porte en soi l'ennui, enfin tu sais ce que je pense de l'ennui…

Bref! Sur la petite place, il y a le monument aux morts et tout au sommet son poilu fraichement ripoliné, tout neuf, tout beau. Jamais vu un poilu dans un si bel état! Complètement anachronique, c'est le mot. On ne voit que lui. Comme un phare. Je me demande même, brille-t-il la nuit ? Enfin, je me le demande, mais sans vraiment me le demander bien sûr, ce n'est qu'une façon de parler, tu me comprends, et comme on a tous une façon de parler différente, c'est source de malentendus... D'ici à ce qu'on s'imagine que je n'aime pas les poilus, alors que mon grand-père a perdu sa jambe à Verdun et que j'aimais mon grand-père qui n'aimait pas la guerre... Enfin tu sais ce que je pense des malentendus…

Bref! La porte de l’église est ouverte. J’entre. L'autel est comme un décor de théâtre, minimaliste, tendance Avignon 70, côté off. Je pense, quand on manque de crédits, la richesse ne peut être qu'intérieure. Ici, le catholicisme est humble. François, le pape sera content. Mais tu sais ce que je pense des richesses de l'Eglise…

Bref! Il y a un drôle d’oiseau au dessus de l'autel, qui ne tient qu'à un fil. Va-t-il s’envoler, ce serait un miracle, ou mal accroché, chuter lourdement, ce serait un fait divers, écrasant sous ses ailes de plâtre Marie-Cécile la fragile bigote?

Je sors. La façade de la mairie est décrépie. je pense, tout le budget communal est sans doute passé dans la réfection du poilu. Avec sûrement d'interminables disputes dans les familles: des sous pour la mairie ou des sous pour le poilu ou des sous pour l'église? Tout village a son poilu, tout village a sa dispute, c'est ça la politique. Peut-on faire autrement? Enfin tu sais ce que je pense de la politique…

Bref! Dans une ruelle pavée, mais il faut la trouver, entre l'église et la mairie, il y a ce café qui ne paye pas de mine, mais où tu peux manger d'admirables rapées tièdes, ils appellent ça des potères pour les distinguer des rapées stéphanoises. Servies avec du jambon cru de pays, de la salade du jardin, plus le dessert, ce jour là c'était un flan maison aux œufs, plus le pichet de coteaux du lyonnais, plus le café, ça te fait, tiens-toi bien, tout compris, dix euros tout rond. Tu te rends compte, dix euros tout compris! A Lyon, tu payerais le triple ! Mais tu sais ce que je pense du prix des bouchons lyonnais…

Bref! Le patron, je lui ai parlé du poilu, mais je n'ai pas réussi à savoir s'il était pour ou contre. C'était un taiseux, il ne faisait pas de politique, il m'a dit. Mais tu sais ce que je pense de ceux qui disent qu'ils ne font pas de politique...

A la fin du repas, je lui ai demandé au patron comment on s’en sortait d'Ancy pour aller à Saint-Forgeux? J' ai dit aussi que j'étais en vélo.

Il m'a repris, comment on quitte Ancy, vous voulez dire? Qu'il fallait prendre juste à l’entrée nord, sur la droite, une petite route goudronnée. Que ça grimpait un peu dur au début, mais qu'après c'était tout bon jusqu'à Saint-Forgeux!

J'ai pris la petite route qui grimpe et tu ne me croiras pas, je ne suis jamais arrivé à Saint-Forgeux! Je me suis perdu, complètement perdu. J'ai erré des jours et des nuits, sans jamais trouver âme qui vive, ça montait, ça descendait, ça tournait, il y avait des carrefours avec des croix partout qui se ressemblaient toutes, des lieux dits, avec des noms bizarres, La Liouffe, le Brézet, Le Teilloux, des hameaux et des fermes inhabités, des ruines en plein champ, des ruisseaux qui couraient dans tous les sens. J'hésitais, je faisais demi tour, tentais des chemins de travers... Rien, rien, pas de Saint-Forgeux à l'horizon, mais je n'avais ni chaud, ni froid, ni faim, ni soif. Je n'éprouvais aucune angoisse. Le jour, la nuit n'existaient plus, je pédalais, je pédalais, je pédalais, sans fatigue, j'étais bien… Je ne sais combien de temps cela a pu durer... Et puis tout d'un coup, je me suis retrouvé ici chez moi, chez nous, parmi vous. Comment?... J'en sais rien.

Il s'est arrêté de parler. Je le regarde, il a le teint pâle et les traits du visage un peu tirés mais l'air soulagé. Ses explications me vont. Une question cependant me taraude que je n'ose lui poser tant elle me semble toucher au plus profond de son être : mais pourquoi donc vouloir aller en vélo d’Ancy à Saint-Forgeux ?

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