Lulu Unchained

Publié le 18 Décembre 2019

Penseur de j'aioubliéqui, Expo Venise sept 2017 (photo privée jmg)

 

 

Je savais pas trop quoi faire ce soir-là. J’ai ouvert Télérama. Il signalait un Rohmer sur Arte et un Tarantino sur la une. J’ai choisi Tarantino.  Ma vie a basculé…    C’était « Django Unchained », ça m’a  plu et ça m’a donné des idées.

 

La fin surtout, quand les méchants sont punis, que tout explose. Alors, heureux, mission accomplie, justice faite,  Django, sapé comme un seigneur,  rejoint sa nana qui applaudit. Je me suis levé  de mon fauteuil et moi aussi j’ai applaudi. Et cette nuit, pour une fois, j’ai bien dormi.

Au matin,  je n’étais plus le même homme, j’étais Lulu Unchained. Mon prénom, c’est Lucien.

 

Je me suis procuré une arme, un petit révolver, presque un jouet. Dans le quartier  Beaubrun, à Saint-Etienne,  c’est facile, quand on y met le prix.  J’ai appris à tirer.  Facile aussi. J’ai appris seul, en prenant mes infos sur Internet. Et je me suis entrainé. Il y a plein de coins tranquilles dans la campagne, autour de Saint-Etienne. Je les connais par coeur depuis le temps que  je m’y balade.  Je m'y balade seul, toujours seul. J’aime pas la compagnie.  Et puis un jour, je me suis senti prêt. J’ai mis une perruque, de  fausses moustaches, des gants, un blouson passe-partout, sans oublier, dans une poche, un petit sac souple à provisions gris.  Et je suis monté dans le tram. A Saint-Etienne, le tram, c'est une institution.

 

 

 Le tram! Il faut vous dire que je ne supporte plus ces petits gars à capuche, écouteurs  vissés sur les oreilles, affalés sur leurs banquettes, les pieds posés sur celles  d'en face  et qui vous regardent  d’un air mauvais quand vous osez les  déranger. Je ne supporte plus leurs mauvaises manières.

 

C’est même devenu une obsession. Pendant trop longtemps, cinq  jours sur sept, j’ai dû prendre le tram,  matin et soir, pour le boulot  et  ça a été une humiliation quotidienne de les voir me narguer, sûrs de leur force, et de ne pouvoir rien dire, rien faire  par crainte d’en prendre une. C’est vrai que physiquement je ne suis pas très costaud. Dans cette jungle urbaine, je ne fais pas le poids, je n’existe pas. Au point même que parfois,  il m’est arrivé de faire le trajet à pied, et pourtant ça fait une sacrée  trotte de la Terrasse à Bellevue, tellement ces petits gars à capuche, je les supportais plus..

 

Maintenant c’est fini. Avec mon révolver, c’est moi le plus fort. Je vais régler mes comptes. Enfin je prends le tram pour mon plaisir! 

 

Je lui ai demandé  poliment d’enlever ses pieds de la banquette. Je lui ai dit  poliment que je voulais m’asseoir. Oui, m'asseoir, là, justement où il avait posé ses pieds. Ça s’est passé exactement comme je l’avais prévu. Il  m’a à peine regardé  et m’a dit de me casser. Il  a dit très précisément, Casse-toi grand-père!  Alors, j’ai insisté et j'ai commencé à lui faire la leçon, les places assises, jeune homme, ne sont pas faites pour qu’on y pose les pieds... Intérieurement je jubilais. Je savais comment il allait réagir et j'attendais cette réaction avec une  impatience gourmande. Quand il s’est  levé, l’oeil mauvais, menaçant, sans doute voulait-il me  donner un méchant coup de boule,  j’ai sorti le petit  révolver de ma poche.

 

Ce fut  un miracle. Le gars à capuche s’est rassis, s’est dégonflé, au sens propre du terme, est redevenu  le petit garçon qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, balbutiant des excuses, sans doute pissant  dans sa culotte.  Et  j’avoue avoir pris du plaisir à voir ses yeux incrédules lorsque le coup est parti. Secrètement, en moi même, comme la femme à Django, j’ai applaudi. Le méchant à capuche était enfin puni. Dans le tram, bien sûr, personne n’a pipé mot.  J’ai dit tout fort, ne vous inquiétez pas, Mesdames, Messieurs, je travaille pas à la chaine, je tue à l’unité. J’avais lu quelque part, peut-être dans Télérama, qu’un peu d’humour   fait passer en douce la violence. Personne dans le tram n’a ri. Je suis descendu place Marengo. et un peu plus loin, hors du champ des caméras de surveillance que  le maire LR a fait poser partout dans le centre ville, j’ai rangé mon déguisement, blouson compris, dans mon sac souple à provisions gris.

 

Dans les mois qui ont suivi, j’en ai buté quelques uns de ces gars à capuche aux pieds posés sur les banquettes. J’ occupais ma retraite.  Le temps passait vite. Par précaution, pour ne pas me faire prendre. j’espaçais mes petites exécutions, je changeais de stations, d’heures, de jours, de lignes.

 

Je me suis mis à faire la une des journaux, on m’appelait le « tram killer », le « serial capuche »  et même, dans une revue littéraire, ça, j'avais bien aimé,  "l’homme qui n’aimait pas qu’on pose les pieds sur les banquettes de la STAS", (ndlr:  La STAS est l’équivalent stéphanois de la RATP). Grisé par la célébrité, j’aurais pu donner une autre dimension à mon entreprise, faire exploser tout un tram par exemple, mais ça faisait trop de victimes innocentes, la femme à Django n'aurait pas aimé, et puis je n’avais pas les moyens de Tarantino...

 

 A la longue, je me suis lassé..  J’ai pris moins de plaisir…J’ai réfléchi aussi… C’était quand même intellectuellement limite de tuer pour raison de savoir-vivre. Dans les médias, certains commençaient à m’appeler « Monsieur propre » et j’éprouvais une réelle gêne à être devenu le justicier des incivilités, l’icône des partis d’ordre. L’ordre, la morale, c’était pas trop mon truc. J’avais tué pour mon compte personnel, pour des  raisons intimes, pas pour la société…   Et puis, à force de voir leurs yeux incrédules quand je pointais sur leur coeur mon  révolver,  je m’étais mis un peu  à les aimer ces petits gars à capuche. Je devais arrêter.

 

Un jour, sans trop savoir pourquoi je me suis assis dans le tram et j’ai posé mes pieds sur la banquette d’en face.  Un vieux con pas très costaud est venu me demander de les enlever et s’est mis à me faire la leçon, à votre âge, Monsieur, vous n’avez pas honte de… Je lui ai dit, casse-toi grand-père,  et comme il insistait, j’ai sorti mon révolver et j’ai tiré. Et j’avoue avoir pris du plaisir à voir ses yeux incrédules lorsque le coup est parti.   Personne dans le tram n’a pipé mot. J’ai plaisanté, vous en faites pas Mesdames, Messieurs, un coup de feu ça va, deux coups, bonjour les  dégâts ! Personne n’a ri  Mais je  savais par expérience que dans les transports en commun   les gens n’ont pas d’humour. Je suis descendu à Marengo. Chez moi,  j’ai brûlé tous mes déguisements. Il y en avait un stock.  Le soir, j’ai regardé le Rohmer que j’avais pris soin d’enregistrer. C’était « Le genou de Claire», et ça m’a  plu. La nuit, j’ai bien dormi. Au matin, j’étais un autre homme. J’ai fait mes bagages et  je suis parti m’installer sur les bords du lac d’Annecy.

 

Rédigé par Emile Gillmo

Publié dans #Petites histoires

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