L'heure d'hiver
Publié le 28 Octobre 2013
La phrase qu’on n’a pas dite, le dernier mot qu’on n’a pas eu, les ratés, les retards, les remords, tout ce qu’on regrette…
Il aime bien Benabar. Il éteint l’autoradio à regret. Il vient de garer son Austin Healey à coté de la Fiat 500 rouge. On dirait un jouet. Elle lui a laissé un sms « viens vite ». Il n’a mis qu’une vingtaine de minutes depuis le centre-ville.
En fin d’après-midi dans la lumière d’automne, la façade en briques du manoir est magnifique. Avec les automobiles, le parc, son costume Armani, cela fait un peu spot publicitaire pour parfum de luxe, pense-t-il. Mais je ne suis pas Jude Law.
Il sait qu’à cette heure, elle prend le thé au salon. Elle n’y est plus.
La tasse a été abandonnée sur la commode Louis XV, à même le bois précieux, au bord. Il frissonne, craignant qu’un courant d’air lui fasse perdre l’équilibre, que la fragile porcelaine tombe sur le parquet et se brise. Il prend délicatement l’anse, trempe ses lèvres dans le peu de liquide ocre qu’elle a laissé. C’est froid. Darjeeling trop infusé. Il grimace. S’est-il empoisonné ?
Il repose la tasse dans sa soucoupe sur le plateau d’argent, au centre de la table basse, à l’endroit précis où elle aurait dû se trouver. Il voit le billet plié, Tu l’as donc bu, ce thé amer? Viens vite. Il aime cette écriture d’écolière griffonnée et ce jeu de cache-cache. Il sourit. Suis-je si prévisible ? Sommes-nous encore des enfants ?
Ensuite, songeur, il montera l’imposant l’escalier, manquera une marche, tombera les mains en avant, mais sans se faire mal, se relèvera vite, tenant cette fois la rampe. Il suivra l’interminable couloir dont les murs portent les portraits de la vénérable famille. Cinq générations me regardent passer, est-ce bien raisonnable? Il poussera enfin la porte. Sur le lit à peine défait encore un billet froissé. Qu'il lira plus tard.
La fenêtre est ouverte. Il se penche. En bas, il voit son frêle corps brisé.
Il vomira le thé.