Souvenirs, souvenirs
Publié le 4 Novembre 2013
Boulevard de la Croix Rousse, à la terrasse d’un café, un beau matin d’été. Je bois mon crème en parcourant les nouvelles du jour. Je me sens bien.
Tu te souviens de moi ?
Je lève la tête. C’est un vieil homme que je ne connais pas. J’hésite. Je ne veux pas le vexer, je mens, oui bien sûr !
On était à l'école normale ensemble.
A la norm ! Ça y est, j’y suis, ses yeux me disent vaguement quelque chose, mais ça fait près de 50 ans …
Lui, en revanche m’a clairement identifié, tu n’as pas changé ! Oui, d'accord, des cheveux gris, comme tout le monde ! Mais te plains pas ! ...Il se tapote le crâne... Au moins, à toi, il t'en reste des cheveux !... Non, franchement, tu n’as pas changé !
Il se rappelle même mon surnom, coco !... Ça me fait trop plaisir de te revoir mon petit coco !... Ah coco, si on m’avait dit ! ...Tu permets ? Tandis qu’il s’assoit à mes côtés, sans doute conscient de mon trouble, il précise, Fernand, Fernand Grosbois... Tu te souviens?
Je mens une nouvelle fois, oui, oui très bien ! ...Fernand, bien sûr, Fernand !... Je me souviens !
Alors, comme inquiet, il m’attrape par la manche, t’en as revu des copains de promo ?...C’est que, tu sais...Il approche son visage et baisse la voix... Il y en a beaucoup qui sont… Il s’interrompt. Avec son pouce, il me montre le ciel et comme visiblement je semble ne pas comprendre, il ajoute, beaucoup sont partis, tu sais…
Et là, il commence à citer dans l’ordre alphabétique les noms et prénoms de tous ceux qu’on a connus à cette époque et qui sont morts. Accidents, infarctus, hémorragies cérébrales, cancers, leucémies, tout y passe ! Sa mémoire est redoutable. C’est terrifiant ce don qu’ont certains de vous accabler de mauvaises nouvelles !
Je ponctue sobrement par des « Oh, c’est pas vrai ! » ou des « Ah ! Et ben dis ! » les morts qu’il m’annonce. Et même si j’ai souvent du mal à donner un visage à chaque nom, je sens qu’à la longue sa liste funèbre commence à m’éprouver.
Mais quand j’entends, Albert Trillamin, là, je suis formel, non, non, il n’y avait pas d’Albert dans la promo ! Albert, ça m’aurait marqué, c’est le prénom de mon frère ! Je lui dis ça, triomphant, tout ragaillardi, comme si je venais de sauver une vie ! Enfin un mort qui n’était pas des nôtres ! C’était Jean-Paul, Jean-Paul, pas Albert, j’en suis sûr !
Lui dubitatif réfléchit, Jean-Paul Trillamin ? Oui, oui… Tu as raison…Je me suis trompé ! Dans notre promo c’était effectivement Jean-Paul et pas Albert… Voilà, j’y suis…Albert, c’était le petit cousin… Mais de toute façon, ça change rien, le pauvre Jean-Paul, lui aussi, il est… Il montre le ciel avec son pouce…Jean-Paul, lui, il s’est suicidé.
Boulevard de la Croix Rousse, à la terrasse d’un café, un beau matin d’été. Je me sens mal.