Birdie

Publié le 18 Décembre 2014

Balle (Druids Glen, Irlande 2013)

Il arriva au départ du 13. Trou classé le plus difficile. Et il l’était. Il n'avait ici que rarement réussi le par. C’était souvent bogey, voire double ou triple, parfois même, ensablé dans un bunker, l’humiliation de ne pas finir et devoir alors mettre une croix sur la carte de score. Le début était étroit, bordé de buissons de ronces, en légère montée. Ensuite, il y avait ce dog-leg à gauche presque à angle droit qu’il fallait négocier en aveugle. Ne joue pas trop long, ni trop court, ni trop bas!

Il posa la balle sur le tee, vérifia qu’elle était à la bonne hauteur, se recula lentement et regarda le ciel, à l’horizon, au-dessus de la forêt. Regarde toujours le ciel avant de frapper! Il s’avança et respira profondément. Une fois en position, le buste incliné, les pieds légèrement écartés, les yeux fixés sur la balle, il devait s’arrêter de penser, faire corps avec le driver et le laisser aller. C’était l’instant critique. Surtout ne pense plus. Ne pense même plus qu’il ne faut pas penser !

A l’impact, il y eut un joli bruit. Puis une belle et longue trajectoire sur la gauche, légèrement incurvée. La balle passa la ligne des arbres et disparut. Son cœur battait très fort. As-tu réussi le swing parfait? Il marqua en tremblant son coup sur la carte -Joueur consciencieux et méthodique, il inscrivait tous ses coups joués - et la remit soigneusement dans la petite poche haute de son sac en la laissant légèrement dépasser afin qu’il puisse après chaque coup joué aisément s’en saisir. Il était maintenant pressé de savoir où était allée sa balle, mais en joueur avisé, il ne changea pas le rythme de ses pas. Au rythme de tes pas tu conduiras ta vie !

Il jouait souvent seul, conscient qu’il est difficile de partager avec quiconque cette idée qu’il n’y a rien de plus important dans la vie qu’une partie de golf. Seul donc, au milieu des lapins, des hérons, des écureuils, des ragondins, des oiseaux, des putois, tous occupés de leur survie, il était homo sapiens, heureux de faire avancer avec précaution par monts et par vaux vers d’improbables drapeaux une petite balle blanche parfaitement inutile.

Il aimait croire - le crois-tu vraiment ?- que cette disposition à la futilité distinguait l’homme des autres espèces animales. Il aimait aussi porter son sac sur les épaules comme un jeune homme.

Sur le trou 8, en contrebas, il aperçut Harmide et Jean-José. On aurait dit des gravures de mode sorties d’un catalogue spécial sport, sur papier glacé, du Bon Marché Paris (rive gauche). Il se tassa et vite tourna le dos pour ne pas être obligé d’aller les saluer.

Elle avait un putter plaqué or au maillet incrusté de diamants. Lui, un chariot-robot-caddie à pilotage automatique qui en plus de transporter son sac en cuir Louis Vuitton lui indiquait à haute voix et dans un pur anglais d’Oxford, en fonction de l’endroit où il se trouvait, de l’humidité de l’air, de la température, de la force du vent, de la nature et de l’état du sol (ce chariot possédait au moins 1000 capteurs !) quel club il devait prendre et comment il devait le jouer.

Ce couple donnait du golf l'image socialement terrifiante que le commun des mortels qui n’y joue pas s’en fait. Notre golfeur solitaire, homme de gauche pondéré, les évitait prudemment, persuadé qu’être vu, ne serait-ce qu’un instant en leur compagnie, l’aurait condamné à coup sûr à avoir la tête tranchée pour trahison de la classe ouvrière et collusion avec l’ennemi si un jour Jean-luc Mélenchon et le Front de Gauche prenaient les commandes du pays. Souvent, pour se faire pardonner, il avançait sur les fairways en sifflotant l'internationale.

Il tourna sur sa gauche. Il avait enfin dépassé le virage. Il scruta le sol devant lui. Sa balle était là, bien visible au milieu du fairway. Il sourit. Le second coup serait difficile avec le cercle de bunkers qui protégeait le green et l’étang sombre au fond. Ne joue surtout pas trop long! Il prit son fer 6, qu’il aimait bien, caressa la lame du bout des doigts, fit quelques essais. L’herbe était douce, un vrai tapis. Schlaff ! Escalope magnifique, coup réussi. La balle s’éleva très haut, se posa sur le green, glissa un peu vers le drapeau. Pour la première fois sur ce trou, il pourrait jouer birdie !

La balle était à environ un mètre du trou. Il releva son pitch, enleva le drapeau, prit son temps pour étudier le green, voir s’il y avait une pente. Apparemment il n’y en avait pas. Joue droit! Le coup était facile. Immanquable ! Il en avait rentré des centaines comme ça. Mais il en avait aussi raté quelques-uns. Un putt d’un mètre à peine, ce serait trop bête ! Une occasion comme ça ne se représenterait pas. Il enleva la protection de son putter, se mit en place, tourna plusieurs fois la tête vers le trou, imagina la trajectoire idéale, puis s’immobilisa. Il fallait y aller maintenant, ne pas attendre plus longtemps, ne pas se crisper. Très ému, la respiration bloquée, les mains délicatement jointes sur le grip, il lança le court balancement des bras vers l’arrière puis,au retour, la face traversa lentement la balle au cœur.

Ta vue se brouille, tes jambes fléchissent. Tu comprends. Ta surprise est que toute ta vie ne défile pas en cet instant. Mais, quelle importance! Tu ne regrettes rien! Sauf de ne jamais savoir où finit la course.

Dix minutes plus tard, les joueurs de la partie suivante trouvèrent l’homme mort sur le green du 13. La balle était dans le trou. Un des golfeurs prit la carte de score qui dépassait de la poche haute du sac. Il vit que tous les coups étaient consignés. Alors, machinalement, il sortit son crayon et marqua le birdie. Puis souleva sa casquette.

Rédigé par Emile Gillmo

Publié dans #Chroniques, #Sport

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