Fin de partie
Publié le 18 Mars 2012
Avant le match, dans les vestiaires, il m’a glissé qu’il avait une douleur à la hanche quand il prenait ses appuis. Il s’interrogeait tout haut pour savoir - me demandait-il mon avis? - si c’était le nerf sciatique pincé ou un début d’arthrose. Avec son serre-tête, sa genouillère, sa coudière, son bandage au poignet, on aurait dit une momie. J’avais envie de lui poser la question : est-ce bien raisonnable de continuer à jouer au tennis quand on est grabataire?
Pour l’instant, je lui ai fait une balle très haute, en lob, qu’il va essayer de smatcher, je sais que le soleil l’éblouit et qu’il a les yeux qui piquent à cause de la poussière rabattue par le vent. Son manque de technique est tel qu’il n’a aucune chance de l’atteindre. Mais dans un dernier moulinet désespéré, miracle, il réussit quand même à la toucher avec le bord de la raquette, un « bois », comme on dit, qui fait un vilain bruit, mais qui envoie la balle à l’exact opposé de l’endroit où il voulait la mettre et où je l’attendais le pied ferme. Coup imparable. Il fait le point et le jeu. Il s’excuse. Il s’excuse encore, tout miel. Il insiste, car il sent bien que cette politesse hypocrite m’agace. Je réponds sèchement, c’est le jeu, en haussant les épaules. Il ajoute, oui mais quand même, j’ai eu beaucoup de chance, je ne le méritais pas. Peut-être pense-t-il que je vais exploser, lui jeter ma raquette à la figure et que je serai mis hors jeu par le juge arbitre du tournoi qui regarde notre match depuis le club house ? Qu’il n’y compte pas ! Je vais garder mon calme.
On change de côté. C’est la pause. Il s’est assis sur le banc tout près de moi dans une promiscuité insupportable de souffles courts et d’odeurs de transpiration. Je le regarde en douce. C’est un petit homme gris et vieux qui ne paie pas de mine. Quand il est en costume, dans son agence bancaire, aucun de ses clients ne peut sans doute imaginer qu’il puisse faire du sport. En short, avec ses chaussettes maculées de terre rouge et sa chemisette trouée auréolée aux aisselles, c’est pire ! On dirait un petit retraité, négligé, assis devant son abri de jardin.
J’ai tout pour moi, la technique, la tenue, la beauté du geste, l’intelligence du jeu, la condition physique, sauf que lui, visiblement, il ne pense pas, il ne réfléchit pas, il n’introspecte pas... il renvoie la balle. C’est un être basique créé exprès par Dieu ou Satan, pour punir ceux qui sont en face de lui d’avoir payer cher des mois et des mois de cours particuliers à apprendre jouer dans les règles de l’art. C’est un teigneux qui joue au tennis comme s’il jouait sa vie. Un souffreteux qui, même aplati sur le court, aura encore la force de lever sa raquette pour renvoyer la balle de l’autre côté du filet une fois de plus que vous. C’est le genre de mec à demi-mort qu’on n’arrive pas à finir, l’hypoglycémique chronique qui vous laisse croire tout le match qu’il est à l’agonie, en ingurgitant bananes sur bananes et barres chocolatées sur barres chocolatées, et en buvant, à petites gorgées, avec la précision d’une montre suisse, une boisson improbable dans sa gourde plastique. Soudain je le hais. Nous sommes au milieu du 3e set, j’ai un jeu de retard et j’en ai plein le dos.
A l’épier, je le trouve quand même pâlichon et le souffle un peu court. Un fol espoir m’envahit : Peut-être va-t-il abandonner ? Grand seigneur, je lui dirai alors, c’est dommage, on faisait une belle partie, vous auriez pu gagner…Mais j’ajouterai aussitôt, de peur qu’il ne se ravise, c’est plus prudent d’arrêter si vous ne vous sentez pas bien, j’ai connu un ami qui…
Fin de la pause. Ce n’était qu’un rêve. Il se dresse vivement, sautille sur place, puis rejoint d’un pas décidé la ligne de fond. Tassé sur mon banc, serviette encore sur la tête, je le regarde s’éloigner. Je me sens soudain accablé d’une irrésistible fatigue et d’un affreux pressentiment: je vais perdre.