Chemin 2019 (photo privée jmg)

 

 

Comme il se trouve à  plus d’un kilomètre de son domicile et qu’il a dépassé l’heure, il se planque sur le bas côté derrière une haie quand il voit la Skoda bleue de la gendarmerie garée à l’intersection de la route et du chemin de terre.  Impossible  de rejoindre Saint-Julien!

Son voisin l'aurait dénoncé? C’est un sournois, toujours à sa fenêtre, planqué derrière les rideaux.  Ou il a été repéré par l’hélico? Un peu plus tôt, il a entendu un  drôle de bruit dans le ciel. Peut-être un drone?

 

Il panique, craint que surgisse maintenant derrière lui la patrouille vététiste! Il a entendu dire qu'on en aurait créé une pour choper les randonneurs. Dans ce cas, il est fait fait comme un rat! Passe encore l'amende de 135 euros, mais  les reproches   des gendarmes,  « Monsieur, à votre âge, quand même! » Et les bavardages des gens quand  son histoire  fera le tour de Saint-Julien « Vous vous rendez compte, un monsieur si sérieux! Qui nous faisait tout le temps la morale! On n’aurait jamais cru! »  Ça, il ne supportera pas! Seule solution, revenir sur ses pas, une centaine de mètres, et  prendre  a droite le  sentier qui descend à la ferme des Toines. Ensuite, plus loin, il pourra  traverser la départementale  hors de la  vue  des flics.

 

La descente est  difficile. Il n'a pas les bonnes chaussures. Son pied glisse sur le sol raviné. Il manque tomber.  Des années  qu'il n'est pas venu ici! Personne  n’y vient jamais. Les Toines ne sont pas de ceux qu’on aime approcher. Une mauvaise réputation  transmise  de pères en fils depuis des générations jusqu’au dernier Toine, vieux garçon, ultime rejeton de la lignée, qui s’occupe seul de l’exploitation depuis la mort de ses parents.

 

Le sentier débouche sur le côté nord de la ferme. Ensuite il lui faut  passer devant l’immense cour ouverte. La traversée de l’enfer! une affreuse odeur et un bordel invraisemblable de carcasses de voitures, de bidons éventrés, de cageots démembrés,  d'amas de tuiles,  de pneus usagés plus ou moins recouverts par des bâches en plastique. Et partout des brouettes,  fourches,  bêches, pioches, binettes, herses. enfin tout ce qui peut exister comme outils ou matériels agricoles divers  et qu’il ne peut même pas identifier, laissés  au hasard, comme à l’abandon. Tout est cassé, ébréché, édenté, rouillé, souillé. Sous un appentis en pisé à moitié écroulé on  aperçoit deux tracteurs   l'un, le plus petit, hors d’âge, graisseux,  bancal, avec des roues tordues et l'autre, flambant neuf,  qui du coup fait tache, sans doute payé avec les sous avancés par le Crédit Agricole.

 

Je vois le chien  trop tard, quand il prend son élan pour me sauter à la gorge. Cet énorme beauceron a eu le vice de ne pas aboyer. Sous le choc, mes jambes  fléchissent. J’essaie de tenir mes bras le plus tendus possible pour éloigner mon visage de ses crocs et nous roulons au sol, presque enlacés dans un nuage de poussière. Je tremble , le chien est plus fort que moi, je ne pourrai tenir longtemps. Je suis perdu. C’est trop con de finir ainsi déchiqueté par un clébard! Je valais mieux.

 

Détonation,  hurlements à la mort  Le corps de la bête se raidit, devient inerte. C'est fini. L'homme à terre peut relâcher son étreinte. Le fauve est vaincu.

En vrai,  le Toine, attiré par le bruit, est sorti sur le pas de sa porte avec son fusil. Voulant atteindre le visiteur inconnu, il a tiré dans le tas et occis son chien du premier coup. Le Toine n' est pas maladroit, mais à cette heure de la journée, il a déjà pas mal picolé.  Maintenant, hébété, il constate les dégâts, arme baissée.

 

Mu par un instinct de survie, je me relève d’un bond. Qui m’en aurait cru capable! Je me jette sur le Toine pour lui arracher son fusil avant qu’il ne reprenne ses esprits.

 

Le Toine n’offre pas de résistance.  Il  me regarde l’air absent.   Ce serait trop long de tout lui expliquer et pas sûr qu'il comprenne. Il y a désormais ce chien mort entre nous.  Une chose qu’il ne pourra  jamais me pardonner.  La perte de son chien a enlevé tout sens à sa vie. A-t-il même encore envie de vivre? J’appuie sur la gâchette. Oubliant de vérifier, dans le feu de l’action, que le fusil est bien un fusil à deux coups. Heureusement, il l’est. Le Toine pivote sur lui-même, sans un cri, et s’écroule sur le cadavre de son chien.

 

Ensuite il doit  traîner les deux corps dans la fosse à purin.  Il en a  fini avec le chien, ça n’a pas été chose facile, le beauceron est lourd, quand il entend  des rires  et le grincement caractéristique de freins trop brusquement sollicités.  La brigade vététiste? Vite, il  rentre à l’intérieur de la ferme et se retrouve dans une  sombre cuisine. Il aperçoit posés sur la table au milieu de  bols, de  verres et d’assiettes sales, deux  fusils, canons  relevés. Le Toine  aimait  chasser! Il s’assure  cette fois qu’ils sont bien chargés et à deux coups. Il choisit celui qui  semble en meilleur état et pose  l’autre contre le mur près de l’étroite fenêtre qui donne sur la cour. Il la laissera ouverte, mais fermera les volets juste ce qu’il faut pour ne pas être vu,  prenant soin  de garder l’espace suffisant au mouvement du canon lorsqu’il suivra sa cible. Il se tient prêt.

 

Les voix se rapprochent. Deux gendarmes casqués apparaissent sur leur VTT. Ils bavardent  et jouent en rigolant les équilibristes, contournant les obstacles dans le capharnaüm de la cour, se défiant  à qui mettra pied à terre le dernier. Sûrement de jeunes gendarmes. Mais qui se rapprochent dangereusement du corps du Toine encore masqué par des piles de tuiles.  Désolé pour vous les gars, mais c’est le moment ou jamais, Je fais feu deux fois. 

 

Il est assez doué au tir. Le second gendarme surpris, empêtré dans son vélo n’a pas eu le temps de sortir son arme.  Il s’approche  des corps. Comme prévu,  ce sont des jeunes, peut-être des stagiaires, un garçon et une fille, morts sur le coup. Tant mieux! Ça lui aurait été pénible de devoir les achever.

 

Maintenant, Il lui reste le plus dur à faire, enfouir les deux nouveaux cadavres dans la fosse à purin près du chien. Et y mettre aussi celui du Toine. Et puis avec une fourche  arranger le tout pour  que rien, en surface, ne dépasse.

 

Avant, il faut  qu'il souffle un peu. Tout est allé si vite. Il est  épuisé! Pris dans l’action, il n'a pas eu le temps de réfléchir.  Pourtant, il lui faut réfléchir. Il a commis ses crimes sans préméditation. S'il est découvert, devant un tribunal, ce sera un bon point pour lui. Ça ne doit pas l’empêcher de méditer après! Trouver un plan malin pour s’en sortir.  Il a  une idée! Faire croire à un coup de folie du Toine! Qui aurait tué les gendarmes et ensuite se serait suicidé. Simplet, mais plausible! Célibataire, alcoolique,  dépressif et agriculteur, le Toine coche  toutes les cases pour rentrer sans problème, en tant que suicidé, dans les probabilités statistiques annuelles de la police et de la gendarmerie.  Dommage collatéral du malaise du monde paysan! Le tracteur neuf sera la preuve évidente de son endettement.  On n’ira  pas chercher plus loin. Le tour est joué! Il ne lui reste plus qu’à arranger la scène du crime. Comme on n'est pas  dans un roman policier, on  passera sur  les détails.

 

C’est fait. Notre promeneur doit maintenant vider les lieux au plus vite… Sans oublier de remplir  une nouvelle attestation de déplacement dérogatoire. Il en porte toujours une vierge sur lui au cas où… Car s’il  est bien ici à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau de son domicile, il a  largement dépassé l’heure où il aurait du rentrer.

Nom, prénom,  date de naissance, il coche la  case  déplacements brefs liés à l’activité physique…,   Il inscrit une nouvelle heure de sortie, date et signe.  

Il peut finir sa balade l’esprit tranquille.

 

Il quitte la cuisine en laissant la porte ouverte. Certainement, le Toine  allant se suicider n’aurait pas pris la peine de la fermer.  Il traverse  la cour et s’éloigne en direction du bourg. Avant d’arriver aux premières maisons, il enfonce  sa casquette au ras des oreilles et mets son masque, prenant soin de bien couvrir le nez.

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour à l'accueil