Petit Poucet et les 101 dalmatiens
Publié le 12 Février 2012
« Il n’y a pas de concept simple. Tout concept a des composantes et se définit par elles. Il a donc un chiffre. C’est une multiplicité, bien que toute multiplicité ne soit pas conceptuelle.
»
Gilles Deleuze, Félix Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?)
Les parents avaient bien fait les choses : le père Noël avait laissé la kalachnikov au pied du sapin. En la découvrant soigneusement entourée d’un joli
papier argenté décoré d’étoiles d’or, Petit Poucet, qu’ils avaient essayé de perdre déjà mille et neuf fois dans la foule des grands magasins tant il leur causait du souci, fut ému aux larmes
et éprouva un sentiment jusqu’alors inconnu qu’un psychologue chevronné, rompu à l’étude des cas difficiles, aurait identifié comme la première manifestation de l’amour filial. Petit
Poucet saisit l’engin, le retourna dans tous les sens : c’était un modèle AKM 59, sans doute récupéré pendant la guerre au Kosovo, et dont il connaissait exactement le détail et le maniement tant
il en avait rêvé en surfant fébrilement sur Internet. Comment ses parents avaient-ils su ? Il n’en avait jamais parlé. Si, peut-être une fois, à Blanche-Neige, sa conne de sœur, un
soir où, sous ecstasy, ils essayaient pour de bon, mais sans succès, de baiser.
Depuis longtemps qu’il avait programmé ce carnage, maintenant, les 101 dalmatiens n’avaient qu’à bien se tenir. Il détestait ces chiens trop élégants et
suffisants, aux aboiements incessants. Et puis, surtout, 101 n’était pas un chiffre rond. C’était un de trop, ou 100, selon l’humeur, et Petit Poucet était souvent d’humeur
massacrante. Et puis au nom d’une éthique qui n’appartenait qu’à lui, il se refusait à discriminer. Moralement il lui était plus acceptable de les abattre tous que d’en sauver un. Lequel
choisir ? Ils étaient 101 comme 107, la Peugeot de sa maman, indivisible. Ils seraient 101 à périr.
Il faut vous avertir, à ce point du récit, que Petit Poucet est surdoué, et authentifié comme tel par un collège regroupant les plus éminents pédopsychiatres de
la cité et que donc sa logique échappe à notre entendement.
Kalach donc dissimulée dans le sac addidas qu’il porte à l’épaule, Petit Poucet chemine décidé vers le chenil pour zigouiller les clebs bourges à pois
noirs.
Heureusement que sur sa route il croise l’affreuse Carabosse, vénérable représentante de toutes les dames patronnesses, associations bien pensantes et
comités de censure de la cité, qu’on a dépêchée fissa à sa rencontre pour éviter que le bon vieux Noël des familles tourne au vinaigre.
Ramené à un QI de 97 par la baguette de la méchante fée, Petit Poucet, abandonne son funeste projet, fait demi-tour et rentre chez lui, débordant de tendresse. Du sac, transformé en chapeau, il sort un bouquet de 5 roses blanches qu’il
offre à sa jolie maman , une boite de 11 cigares d’imitation cubaine pour son gentil papa, un jeu des 7 familles pour Blanche, sa douce sœur et un lapin géant préparé en civet pour le
repas. Aussi, c'est maintenant la fête dans le modeste appartement au 13 ème étage de l'immeuble 17 de la Cité des Mimosas. Toute la famille
s’embrasse et rit aux éclats. Youpi! Youpi!
Ils ne pouvaient entendre dans le lointain ce chien qui hurle à la mort. Ouuuuuuuuh! Emergence discrète mais têtue du réel dans un compte de Noël qu'il leur faudrait un jour régler.