Souvenirs, souvenirs
Boulevard de la Croix Rousse, à la terrasse d’un café, un beau matin d’été. Je bois mon crème en parcourant les nouvelles du jour. Je me sens bien.
Tu te souviens de moi ?
Je lève la tête. C’est un vieil homme que je ne connais pas. J’hésite. Je ne veux pas le vexer, je mens, oui bien sûr !
On était à l'école normale ensemble.
A la norm ! Ça y est, j’y suis, ses yeux me disent vaguement quelque chose, mais ça fait près de 50 ans …
Lui, en revanche m’a clairement identifié, tu n’as pas changé ! Oui, d'accord, des cheveux gris, comme tout le monde ! Mais te plains pas ! ...Il se tapote le crâne... Au moins, à toi, il t'en reste des cheveux !... Non, franchement, tu n’as pas changé !
Il se rappelle même mon surnom, coco !... Ça me fait trop plaisir de te revoir mon petit coco !... Ah coco, si on m’avait dit ! ...Tu permets ? Tandis qu’il s’assoit à mes côtés, sans doute conscient de mon trouble, il précise, Fernand, Fernand Grosbois... Tu te souviens?
Je mens une nouvelle fois, oui, oui très bien ! ...Fernand, bien sûr, Fernand !... Je me souviens !
Alors, comme inquiet, il m’attrape par la manche, t’en as revu des copains de promo ?...C’est que, tu sais...Il approche son visage et baisse la voix... Il y en a beaucoup qui sont… Il s’interrompt. Avec son pouce, il me montre le ciel et comme visiblement je semble ne pas comprendre, il ajoute, beaucoup sont partis, tu sais…
Et là, il commence à citer dans l’ordre alphabétique les noms et prénoms de tous ceux qu’on a connus à cette époque et qui sont morts. Accidents, infarctus, hémorragies cérébrales, cancers, leucémies, tout y passe ! Sa mémoire est redoutable. C’est terrifiant ce don qu’ont certains de vous accabler de mauvaises nouvelles !
Je ponctue sobrement par des « Oh, c’est pas vrai ! » ou des « Ah ! Et ben dis ! » les morts qu’il m’annonce. Et même si j’ai souvent du mal à donner un visage à chaque nom, je sens qu’à la longue sa liste funèbre commence à m’éprouver.
Mais quand j’entends, Albert Trillamin, là, je suis formel, non, non, il n’y avait pas d’Albert dans la promo ! Albert, ça m’aurait marqué, c’est le prénom de mon frère ! Je lui dis ça, triomphant, tout ragaillardi, comme si je venais de sauver une vie ! Enfin un mort qui n’était pas des nôtres ! C’était Jean-Paul, Jean-Paul, pas Albert, j’en suis sûr !
Lui dubitatif réfléchit, Jean-Paul Trillamin ? Oui, oui… Tu as raison…Je me suis trompé ! Dans notre promo c’était effectivement Jean-Paul et pas Albert… Voilà, j’y suis…Albert, c’était le petit cousin… Mais de toute façon, ça change rien, le pauvre Jean-Paul, lui aussi, il est… Il montre le ciel avec son pouce…Jean-Paul, lui, il s’est suicidé.
Boulevard de la Croix Rousse, à la terrasse d’un café, un beau matin d’été. Je me sens mal.
L'heure d'hiver
La phrase qu’on n’a pas dite, le dernier mot qu’on n’a pas eu, les ratés, les retards, les remords, tout ce qu’on regrette…
Il aime bien Benabar. Il éteint l’autoradio à regret. Il vient de garer son Austin Healey à coté de la Fiat 500 rouge. On dirait un jouet. Elle lui a laissé un sms « viens vite ». Il n’a mis qu’une vingtaine de minutes depuis le centre-ville.
En fin d’après-midi dans la lumière d’automne, la façade en briques du manoir est magnifique. Avec les automobiles, le parc, son costume Armani, cela fait un peu spot publicitaire pour parfum de luxe, pense-t-il. Mais je ne suis pas Jude Law.
Il sait qu’à cette heure, elle prend le thé au salon. Elle n’y est plus.
La tasse a été abandonnée sur la commode Louis XV, à même le bois précieux, au bord. Il frissonne, craignant qu’un courant d’air lui fasse perdre l’équilibre, que la fragile porcelaine tombe sur le parquet et se brise. Il prend délicatement l’anse, trempe ses lèvres dans le peu de liquide ocre qu’elle a laissé. C’est froid. Darjeeling trop infusé. Il grimace. S’est-il empoisonné ?
Il repose la tasse dans sa soucoupe sur le plateau d’argent, au centre de la table basse, à l’endroit précis où elle aurait dû se trouver. Il voit le billet plié, Tu l’as donc bu, ce thé amer? Viens vite. Il aime cette écriture d’écolière griffonnée et ce jeu de cache-cache. Il sourit. Suis-je si prévisible ? Sommes-nous encore des enfants ?
Ensuite, songeur, il montera l’imposant l’escalier, manquera une marche, tombera les mains en avant, mais sans se faire mal, se relèvera vite, tenant cette fois la rampe. Il suivra l’interminable couloir dont les murs portent les portraits de la vénérable famille. Cinq générations me regardent passer, est-ce bien raisonnable? Il poussera enfin la porte. Sur le lit à peine défait encore un billet froissé. Qu'il lira plus tard.
La fenêtre est ouverte. Il se penche. En bas, il voit son frêle corps brisé.
Il vomira le thé.
Détournement
Les fêtes, ça n’avait jamais été pour eux. On ne les invitait pas. Au village, on disait qu’ils plomberaient l’ambiance. Que le plaisir, la joie, le bonheur n'étaient pas faits pour eux. On disait que, pour cette famille, simplement sourire semblait péché mortel!
Prudence et Sévère, les enfants, étaient désespérés: même avec des moustaches, Père et Mère ne pouvaient
passer pour des rigolos! Aucun artifice ne sauverait les apparences. Leurs parents donnaient de la probité et de l'ordre moral une image terrifiante comme si leur vertu était le mal
absolu.
Village people
Fête au village. Flonflons au kiosque. Petite foule autour. On se retrouve des années après, on se reconnaît, on se salue. Mais toi tu restes toujours le même ! Si, si, je t’assure ! Les cheveux un peu gris, mais la même silhouette, la même allure !
On s'interroge. Et ta retraite ? Et ta prostate ? Pourvu que ça dure !
On se fait la bise. Les enfants sentent un peu l’urine, les hommes le ricard, les femmes la transpire. On revoit partout d’anciens jeunes traînant des mômes partis pour faire de vilains vieux.
On se pense: « Mon dieu est-ce possible ? » .
Il n’y a là, comme dirait l'acteur Luchini, que du méchant, du vilain, du gros, de l’affreux, du très lourd.
Mais soudain l’orchestre joue un air italien des années 70, et c’est reparti pour un petit tour de jeunesse. On se souvient. Les lunettes noires, la fiat 500, l’égérie brune, nos vies en rose.
Origine
Exposition Lam (été 2013). Auteur?
Le galet, parfait sous tout rapport, atteignit, par ricochets, la tempe du nageur qui faisait la planche.
Du rivage, l’enfant, un pied dans l’eau, la main en suspens, vit son père disparaître.
Houba!
à Franquin, au Marsupilami...
Dans l’ordre lexical le houbisme reste à proximité du holisme. On ne peut cependant confondre les deux pensées. Certes le « houba » fondateur est un bon exemple du rayonnement holistique du langage (gashungonomatopeiz, concept-mot, hélas, intraduisible en français), mais il dépasse par son universalité pragmatique la trialectique habituelle somme/tout/partie.
« Houba » dit ce qu’il dit et plus que ce qu’il dit, mais dit aussi ce qu’il ne dit pas et davantage encore que ce qu’il ne dit pas, et parfois même en dit moins. Ce surplus de dits, de nondits, de susdits, de sousdits et d’interdits est le dit et le lit du houbisme.
Le houbisme fait de la concomitance pensée-langage la raison (hershungmixtempversustempozeiz, intraduisible aussi) du désordre conceptuel du monde.
Pour faire plus simple, disons que le houbisme voit, dans le malentendu, le fondement des relations humaines. Mais il affirme que de ce bancal, de ce mal dit, de ce pas bien compris, de cet incertain, de cet ambigu, peut naître un humanisme. Il suffit seulement d’oublier l’inutile et mortelle question du sens. C’est une révolution culturelle.
Développé en acte, le houbisme pourrait proposer un nouvel art de vivre.
« Parlez-vous encore et toujours, mais, surtout, ne cherchez pas à vous comprendre! Encore mieux, taisez-vous! Alors, en vérité, je vous le dis, tout ira bien ! Houba ! »
La belle au bois dormant
Il écrivit un mot, puis un deuxième…
A la fin de la nuit était né un poème
Qu’il adressa à son amie.
Elle lut un mot, puis un deuxième…
Et s’endormit.
The Boxing Ones. Barry Flanagan
Randonneur
Il s’était équipé au Vieux Campeur. Chaussures, chaussettes, pantalon, chemisette, bob, tout était ultralight. Ses bâtons de marche télescopiques en titane ne pesaient que quelques grammes. Mais, dans le petit sac de montagne en gore-tex cordura dernier cri, il avait mis un sandwich au jambon cru qu’il s’était fait le matin avec deux tranches de pain de pays dense et bio qui devaient peser chacune au moins la tonne.
Les loups
Le berger nous avait donné l’adresse à voix basse. C’était une auberge perdue en altitude dans la forêt. Comme plat du soir, il servait, disait-il, un agneau cuit à la broche, tendre et goûteux, mais qu’il fallait manger masqués, les yeux dissimulés par un loup.
Photo de groupe
C’est la fin des vacances à la montagne. L’instant rituel de la photo du groupe. L'appareil numérique est posé sur le rebord de la barrière en bois qui longe le chemin en bas du chalet. Comme toujours, c’est le plus sportif qui prend la photo. Il a placé délicatement des pièces de monnaie sous la base du boîtier, juste ce qu’il faut pour que sur le petit écran apparaisse la totalité du groupe. Nous nous tenons sagement alignés sur le balcon. Il lui faut ensuite enclencher délicatement le retardateur, surtout sans bouger l’appareil, et il a 10 secondes pour nous rejoindre et être sur la photo. Mais il y a les 4 marches métalliques à grimper, le portillon à franchir et puis les 10 marches en bois avant d’arriver sur la terrasse. Trop tard ! Il pose le pied sur la dernière marche quand le déclic se fait entendre. Il essaie plusieurs fois. A la troisième tentative, il y est presque. Sur la photo sauvegardée, on pourra même apercevoir, tout à droite, le bout de deux de ses doigts. Mais il fatigue et se déplace de moins en moins vite. Maintenant, au déclic, il arrive à peine au portillon, et tout en sueur.
Un peu déçus, on va abandonner l’idée, quand, au loin, on entend comme un air de reggae. Au bout du chemin, venant de la montagne, avec sa dégaine, on l’a tout de suite reconnu… C’est Usain Bolt fredonnant du Bob Marley. En passant devant nous, tout sourire, avec un clin d’oeil, il fait comme s’il tirait à l’arc en visant le ciel.
On lui fait signe de s'arrêter et un qui se débrouille bien en anglais lui explique, il nous faut quelqu’un qui court en moins de 10 secondes pour prendre la photo. Il comprend et, sympa, il accepte. On se remet en place. Il a pris le petit appareil dans ses grandes mains et l’a porté à son visage. Il cadre avec précaution et nous demande de sourire, cheese, please, cheese ! On est prêt. Il appuie sur le bouton, regarde l’écran et fait signe avec le pouce que c’est OK.
On est ravis. On l’a enfin notre photo du groupe! Une fois rentrés chez nous, on pourra la montrer à tout le monde en disant, pas peu fiers, vous ne devinerez jamais qui l’a prise !